THÉÂTRE ET VIDÉO

THÉÂTRE ET VIDÉO
THÉÂTRE ET VIDÉO

THÉÂTRE ET VIDÉO

Depuis la fin des années 1970, la vidéo a fait son entrée en scène – une entrée d’autant plus remarquée qu’elle a souvent été perçue d’un mauvais œil. En France, en particulier, critiques et praticiens ont eu tôt fait d’assimiler son intervention à un effet de mode, à une volonté intempestive d’exhiber une icône de la culture postmoderne, un joujou de pacotille à ce point impropre au spectacle vivant qu’il risquait de le parasiter, sinon de le dénaturer ou d’en précipiter la dissolution. Pourtant, aux mains des meilleurs performers , chorégraphes, marionnettistes, artistes de cirque, metteurs en scène de théâtre et d’opéra qui y ont recouru, et grâce aux dramaturges qui ont su l’incorporer à leur travail d’écriture, la vidéo possède une double légitimité: elle s’inscrit à l’intérieur d’une problématique ancienne portant sur l’interaction de l’homme et de la machine dans les arts scéniques, sur la complémentarité de formes d’expression et de pratiques visuelles a priori hétérogènes, tout en participant à une interrogation très actuelle sur l’image et ses pouvoirs, le réel et sa nature, avec en point de fuite le spectre du virtuel.

La présence éclatée

Dans le jeu qu’elle institue entre la surface plane de ses images scintillantes et le volume des corps et accessoires en scène, la vidéo succède à tous les effets bidimensionnels qui, au cours de l’histoire, ont creusé l’espace traditionnel de la représentation, enrichissant le langage théâtral ou abouchant l’univers de la fiction avec l’actualité du monde.

Depuis toujours, le théâtre emploie des illusions d’optique, des ombres et des reflets et, en leur temps, les images photographiques et/ou cinématographiques sont venues compléter la panoplie de ces effets: dans les années 1960 (Svoboda et Poliéri), et même dès les années 1920 (Reinhardt et Piscator), elles ont fourni l’étoffe de spectacles multimédias avant la lettre, comme le rappelle éloquemment Hans Peter Cloos lorsque, au début des années 1980, il aligne le long de la rampe une batterie de moniteurs pour lutter à son tour contre le théâtre bourgeois hérité du XIXe siècle.

Jouissant d’une plus grande souplesse d’utilisation et d’un moindre coût de revient, la vidéo permet encore plus facilement de diffuser, elle aussi, des images documentaires ou préenregistrées. Ces images entrent en dialogue – tantôt en prolongement, tantôt en concurrence ou en tension – avec l’action scénique, et introduisent des effets de réel, fragmentent le champ de la perception, diversifient les lieux de regard tout autant que les échelles, les rythmes et les styles visuels. Qu’elles reproduisent un décor comme les piscines du Marchand de Venise monté par Peter Sellars (1994), un emblème comme les oiseaux et les fleurs dans le Saint-François d’Assise de Messiaen mis en scène par le même artiste (1992), ou encore un souvenir fictif, un spot publicitaire, voire un extrait de film pornographique, et la scène s’annexe un espace qu’elle aurait forcément échoué à figurer par ses propres moyens. Lorsque la vidéo montre ainsi l’absence, souvent même l’irreprésentable, la notion de présence théâtrale se complique en s’adjoignant un registre authentiquement virtuel, situé entre la matérialité des signes représentatifs et l’irréalité de la fiction représentée. D’où un effet plus spectral que spectaculaire lorsque transparaît sur un écran l’empreinte filmique du metteur en scène habituellement exclu (dans La Dispute , monté par Dominique Pitoiset, 1995), ou encore d’acteurs absents du plateau, et parfois morts, même: ils apparaissent, diaphanes, ils réapparaissent comme s’ils venaient hanter la scène depuis quelque «espace au-delà» (Giorgio Barberio Corsetti).

Mais il y a plus: la vidéo se distingue de la photographie ou du cinéma par son pouvoir de diffuser instantanément ce qu’elle capte et parfois retraite en temps réel. Un acteur peut ainsi en suivre un autre en coulisse, caméscope à l’épaule, et montrer le hors-scène en direct, comme dans le spectacle de Mark Tompkins Gravity (1996). Mais, le plus souvent, la vidéo tient moins lieu d’une absence effective qu’elle ne redouble une présence réelle. Le narcissisme succède au fétichisme et l’écran, dans ce cas, fonctionne comme une instance spéculaire de la scène. La confrontation ne concerne plus seulement la chair et l’image, le vivant et l’artificiel, mais aussi, d’un même acteur, la présence incarnée et sa représentation dématérialisée, l’être physique et le corps inorganique – ce corps sans organes, peut-être, dont Artaud prophétisait l’avènement.

Entre expérimentation ludique et motivation dramaturgique se met en place toute une scénographie du reflet, aux confins de la schizophrénie. L’acteur se scinde, il se sépare de lui-même, il se divise en ses images – insigne procédé pour illustrer l’inaptitude de tel personnage à rassembler son moi dispersé, comme dans L’homme qui ... (1993), le spectacle que Peter Brook a tiré de l’ouvrage du neurologue Oliver Sacks. Mais c’est aussi, inversement, l’occasion pour un acteur de jouer simultanément différents rôles d’une pièce en en confiant une partie à ses doubles électroniques, à ses effigies quasi totémiques, selon un jeu subtil de médiation et d’immédiateté: dans Elseneur de Robert Lepage (1996) – cette version «incestueuse» de Hamlet selon le terme de l’artiste – l’acteur seul en scène mais démultiplié sur les écrans conférait à ses images une présence vivante, un statut de personnage à part entière, ce qui lui permettait de renouer subrepticement avec l’interprétation de Mallarmé, qui voyait dans le protagoniste shakespearien l’«ombre juvénile de tous».

Cubiste, intimiste, est cette utilisation de la vidéo: elle promeut l’éclatement des points de vue et l’agrandissement de certains fragments. À la fois kaléidoscope et loupe, elle montre autre chose que ce que voit l’œil nu: une face cachée ou un infime détail, le visage d’un acteur placé dos au public ou le grain de sa peau, le battement de sa paupière, le frémissement de sa lèvre. En juxtaposant diverses images d’un acteur et en rapprochant celui-ci du spectateur, l’écran brise tout à la fois la perspective unique et l’illusion théâtrale – à moins qu’il ne la redouble, cette illusion, comme dans Docteur Faustus, ou le Manteau du diable de Stéphane Braunschweig (1994), où il fallait attendre la toute fin du spectacle pour découvrir le processus de fabrication des images, à l’arrière du plateau, dans un vacillement constant du réel et de ses simulacres.

Écrans et regards

Le site des images n’est pas indifférent: projetées sur un mur, un drap ou un grand écran, elles continuent à évoquer le cinéma; sur une surface moins habituelle, par exemple un vêtement ou le corps d’un acteur, elles troublent le regard; mais diffusées sur des moniteurs, comme il arrive le plus souvent, c’est la télévision qu’elles connotent et constituent en objet. La prétendue fenêtre ouverte sur le monde l’emporte sur les vitraux du Moyen Âge que figurent les écrans dans Saint François d’Assise . Par suite, il n’est pas rare que ces moniteurs critiquent plus ou moins explicitement l’invasion du quotidien par la télévision et la saturation du «tout-à-l’image».

Dès le milieu des années 1980, la compagnie new-yorkaise du Wooster Group s’est fait une spécialité de rapprocher, dans des scénographies implosives, la culture de masse et les stratégies expérimentales en parodiant le style de jeu des talk-shows et des soap operas pour déconstruire les classiques du répertoire, de Thornton Wilder à Anton Tchekhov. Plus tard, les excès médiatiques lors de la guerre du Golfe ont permis à Xavier Marchand, dans sa mise en scène du Second Œuvre des cannibales de Suzanne Joubert (1995), de représenter le chœur des «vociférants» en commentateurs des images de C.N.N. qui avaient tout à la fois occulté et remplacé la réalité du conflit. Dans la mise en scène du Marchand de Venise par Peter Sellars, des images des émeutes de Los Angeles (1992) prolongeaient en point de fuite le procès de Shylock, héros malgré lui d’une affaire médiatique couverte par Salerio et Salanio, personnages de Shakespeare transformés pour la circonstance en reporters à l’affût de faits-divers. La violence de ces images dénonçait la spectacularisation massive à laquelle les médias se livrent sur le réel, et la confusion qui risque de s’instaurer entre les deux dès lors qu’on oublie la nature à la fois partielle et partiale de l’image télévisuelle.C’est en sur-représentant la pièce et en la mettant en parallèle avec l’histoire récente, puis en mettant le spectacle en boîte comme on ferait d’une information télévisée, que Sellars réussissait paradoxalement à convaincre du plus haut degré de réalité du théâtre: car si les émeutes pouvaient paraître plus réelles que l’intrigue shakespearienne à un public contemporain, la scène était sans nul doute plus réelle que ses images manipulées.

Dans cet usage plus politique que ludique de la vidéo, le théâtre s’articule étroitement à la «vidéosphère» du monde contemporain (Régis Debray). Déjà, dans Paysage sous surveillance de Heiner Müller, mis en scène par Jean Jourdheuil et Jean-François Peyret (1986), un petit écran fixé sur l’accoudoir de chaque fauteuil évoquait une console de visualisation. De même, Peter Sellars avait installé les écrans dans la salle au-dessus de la tête des spectateurs, comme pour atomiser l’action et la rapprocher du public, selon les modalités de l’expérience télévisuelle et en complément à la sonorisation des voix. Sans doute ce débordement spatial de la scène et du cadre correspond-il à l’idée que la vidéo est toujours tendanciellement «en excès» au théâtre, mais il esquisse surtout une autre stratégie de réception et imagine un nouveau type de spectateur. Sollicité de toutes parts, le regard s’éparpille, circule d’un lieu de vision à un autre, s’ajuste à chacun, les rapporte l’un à l’autre, mesure le degré de complémentarité et de contradiction entre eux. Le spectateur est invité à choisir où diriger son regard et à individualiser, par ce parcours, sa vision du spectacle: tantôt collective et à distance, tantôt intime et à proximité.

Certes, la vidéo ne s’est pas toujours prêtée à d’aussi heureux usages, elle n’a pas toujours su esquiver le piège d’un certain décorativisme, l’écueil d’une certaine gratuité; mais, malgré tout, entre bricolage et formalisme, et bien qu’elle n’ait pas fait l’objet d’un emploi systématique dont serait issu un sous-genre répertorié – disons le théâtre-vidéo, qui ferait pendant au théâtre-récit, au théâtre musical ou au Tanztheater –, sa présence sur les scènes n’en a pas moins contribué à façonner de nouveaux modes de représentation et à produire de nouvelles conditions de perception. C’est dans la perspective d’une liaison dynamique avec le théâtre qu’il faut la concevoir désormais, et dans le prolongement de cet objectif assigné à l’art dès le modernisme: mettre en scène, et en jeu, le regard, le sujet, son rapport au monde et au réel.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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